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Pépertinence
29/09/07 au 11/11/07

Anita MOLINERO



Pour s’approcher du travail d’Anita Molinero, un point de repère peut s’avérer utile. Le mieux, à cet égard, est sans doute de garder l’esprit fixé sur Disneyland. D’abord le parc d’attractions n’est pas très éloigné de Château-Thierry. Quand on vient de Paris, c’est sur la route. Et puis, une fois qu’on est à La Suite, face aux sculptures exposées, on peut tirer parti de la dissonance cognitive qu’on s’est mis en situation d’éprouver. Est-il possible, en effet, que les attractions de Disneyland et les sculptures d’Anita Molinero appartiennent à un seul et même monde? Est-il seulement envisageable que tous ceux qui ont supporté des heures de queues pour enfin hurler de ravissement dans le Train de la mine ou dans Space mountain (de la Terre à la Lune) soient un jour disposés à porter le regard sur de telles sculptures ?

Il est vrai qu’on peut éluder la question, et atténuer le choc de la dissonance, en recourant à certaines « distinctions » usuelles : distinction entre les catégories de population, entre des sphères d’activités ou entre des domaines de compétences. Bien qu’il soit physiquement possible de passer de Disneyland à La suite, le hiatus n’en est pas moins évident : d’un côté l’industrie du divertissement, à fréquenter avec modération, de l’autre le monde de l’art, où l’effort de la culture et la spontanéité du plaisir se conditionnent réciproquement.

En choisissant de situer les sculptures d’Anita Molinero dans un autre monde que celui de Disneyland, on ne tarde pas à rencontrer une foule de questions relatives à leurs matériaux, à leurs formes, aux intentions qui les commandent, aux gestes dont elles ont résulté ou aux lieux dans lesquels elles deviennent visibles. Pourquoi des armoires électriques ? Faut-il voir un nuage suspendu au plafond ? Pourquoi brûler le polystyrène ? Pourquoi brutaliser le métal ? Pourquoi de la peinture rouge ? Les sculptures d’Anita Molinero fournissent alors les motifs d’une recherche qui, par le détour éventuel des références à l’histoire récente de la production artistique, mobilise toujours plus de distinctions. Comme n’importe quelle œuvre d’art, les sculptures d’Anita Molinero relèvent assurément d’une critique. Elles se montrent pourtant assez résistantes. On constate très vite qu’elles ont cet « art » ou cette « force » bien à elles de frustrer la volonté de jugement et de déjouer les justifications formelles les plus pépertinentes.

Au lieu de continuer à chercher quelque chose dans les sculptures d’Anita Molinero, on pourrait donc essayer de les positionner d’une autre manière par rapport à Disneyland.
Que fait-on à Disneyland ? On se promène dans un décor qui est en même temps assez réel pour être un environnement de boutiques, dans lesquelles on achète le superflu, et de restaurants, où on mange gras, sucré et salé. On y constitue également, avec civilité, de longues files d’attente pour gagner quelques minutes d’un plaisir dont le ressort principal est la mobilité.
Disneyland reproduit à l’échelle d’un village « plus vrai que nature » le monde de confort, de facilité, d’allègement et de mobilité dont le philosophe Sloterdijk voit un premier emblème dans le Palais de cristal de l’Angleterre victorienne. Dans ce monde, dont on ne cesse aujourd’hui de dire la globalisation sans s’avouer individuellement l’homogénéisation qui en découle, la vie humaine s’est libérée du régime anthropologique de la nécessité : on y consomme et on y circule par ennui, c’est-à-dire uniquement pour se divertir.
En passant à La suite tout en acceptant de ne pas quitter le monde de Disneyland, on perçoit immédiatement (peu importe les détails) la radicale incongruité des sculptures d’Anita Molinero. Elles sont moins inutiles que déplacées. Attractives ? Mais qu’apporteraient-elles donc que les attractions de Disneyland ne procurent déjà ? Ni liberté, ni sens, ni plaisir supérieur, ni imagination, ni originalité, ni mobilité.
Le travail d’Anita Molinero remet plutôt sous les yeux une réalité que le confort, l’allègement, la circulation, la globalisation ont affectée d’un signe négatif. Jamais le matériau ne circule sous la forme d’un fichier numérique. Même transparent comme la bouteille d’eau, même collecté pour être recyclé, il a en lui quelque chose d’incompressible. Mis en forme comme un nuage au plafond, il demeure essentiellement pesant. Loin de (re)créer l’immatérialité d’une atmosphère (ou d’une subculture) à partir d’objets installés dans un lieu, Anita Molinero effectue un zoom inverse. Elle plombe les objets à partir du lieu qui les contient. Elle les maltraite jusqu’à ce qu’ils révèlent enfin les matériaux de ses sculptures.
Si on donne raison à Sloterdijk, pour qui le conservatisme consiste à reconduire la pensée ou l’action vers la nécessité du besoin, du manque ou du poids, alors il sera pépertinent de soutenir qu’Anita Molinero prend le risque du conservatisme en art. Et si on souhaite minimiser la dissonance cognitive qu’une telle affirmation est susceptible de provoquer, on peut s’empresser d’ajouter que le conservatisme artistique d’Anita Molinero a forcément pour vocation de dénoncer le conservatisme qui se profile ailleurs, dans d’autres domaines – à condition toutefois de persister à croire que l’art est un domaine parmi d’autres.

Philippe Éon

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